Rev Langues Romanes, 1985, LXXXIX, N°1, pp 51-71

Marcel Barral

Montpellier d’Isaac Despuech, « le Sage », à l’abbé Favre:

  Les influences d’un milieu urbain provincial sur la production du texte littéraire occitan et français, aux XVII° et XVIII° siècles

 

A la fin des luttes religieuses, qui furent à Montpellier sanglantes et dévastatrices, et lorsque, après le siège de 1622, une époque de calme fut rétablie, la ville devenue une véritable capitale provinciale à vocation administrative, rattachée par les représentants du pouvoir royal à la capitale du royaume, s’ouvrit fatalement aux influences françaises et parisiennes. Elle changea aussi dans son organisation politique, le rôle des consuls étant considérablement réduit par les prérogatives des officiers du roi et dans son état social par la création de la Cour des Comptes, Aides et Finances, issue de la réunion en 1629 de la Chambre des Comptes et de la Cour des Aides. Les magistrats de la nouvelle cour formèrent, à coté des professeurs de l’Université de médecine, un milieu intellectuel où se côtoyaient les représentants de la noblesse de robe et de la grande bourgeoisie. La ville changea aussi dans sa forme extérieure, son visage de pierre ayant été re-modelé: les vieilles maisons du centre disparurent sous les restaurations faites selon des ordres architecturaux nouveaux. C’est alors que les beaux hôtels furent construits dans les rues étroites qui avaient formé, au cours des siècles, un réseau compliqué autour de l’axe primitif du Pila Saint-Gély à la porte Saint-Guilhem. Il y eut non pas une extension vers les faubourgs, rasés et dévastés au cours des guerres, mais une transformation sur place, la cité restant enserrée dans ses remparts et verrouillée par la citadelle construite en 1624.  

A nouveau visage, nouvelles moeurs. « Montpellier, dit le présentateur des Mémoires d’André Delort, devait à des circonstances toutes particulières le privilège de pouvoir imiter et suivre plus facilement que toute autre ville de la province les modes et les goûts élégants de la capitale » (1). La remarque est juste et pourtant il est nécessaire de noter que ces influences furent, si l’on peut dire, à sens unique et en tout cas transformées et rétablies dans les anciennes habitudes et pratiques d’un particularisme local qui est la caractéristique même de la vie intellectuelle montpelliéraine au XVII° siècle. La ville en effet n’a donné à cette époque aucun écrivain qui, étant monté à Paris, comme on dit, s’y soit fait une place et un nom par ses oeuvres. Alors que Toulouse peut se vanter du président Maynard, Béziers de Pellisson, pour ne citer que des villes du Languedoc, la littérature française ne s’enrichit d’aucune oeuvre marquante signée d’un Montpelliérain. Il en est à peu près de même au XVIII° siècle dont on ne trouve à citer que quelques auteurs. La renommée éphémère du Président de Rosset, auteur du poème de L’Agriculture (1774), tomba avec celle de la poésie didactique, voire bien avant. Le Montpelliérain J.-A. Roucher, auteur des Mois (1783), n’oublia pas sa ville natale qu’il avait pourtant quittée depuis longtemps lorsqu’il acquit la célébrité dans les salons parisiens. Après sa mort sur l’échafaud on garda de lui, à Montpellier, un souvenir pieux; mais son oeuvre, comme celles des poètes descriptifs de son siècle, est – injustement – tombée dans l’oubli. On cite aussi David Augustin Brueys (1640-1723), qui était provençal bien qu’il vécût et mourût à Montpellier. Plus connu pour ses ouvrages de controverses religieuses, il donna avec Palaprat des pièces de théâtre qui furent représentées et publiées à Paris. En fait peu de grands noms au d’oeuvres marquantes qui aient survécu à l’usure des siècles. Et cependant à la même époque s’établissaient des relations scientifiques entre la Société des Sciences (1706) et l’Académie des Sciences de de Paris et on a pu écrire l’histoire des Encyclopédistes languedociens (2) au nombre desquels figurent des Montpelliérains. Cet état de fait se prolongea d’ailleurs au XIX° siècle, Montpellier ne pouvant guère se glorifier que des deux philosophes A. Comte et J. Renouvier. Il n’y a pas un nom de Montpelliérain dans la littérature romantique (3).  

 Pourtant, au cours des XVII° et XVIII° siècles, se développa à Montpellier une littérature dont les oeuvres sont le témoignage de l’activité créatrice du centre urbain et intellectuel qu’était devenue la ville. Mais c’est l’esprit ou l'aspect local et régional qui domine. Cela peut d’ailleurs apparaître comme une constante. Par exemple, au XVIII° siècle, la création et la réception de la poésie descriptive à la mode furent remarquables dans notre ville en particulier parce que des oeuvres étaient dues à des Montpelliérains. Nous avons déjà cité Rosset et Roucher; on peut ajouter à ces noms celui de Mme Verdier-Allut (4). Or, nous trouvons de cette activité littéraire et des influences qu’elle a eues sur le public de l’époque, des échos nombreux et signifiants dans les numéros du Journal de la Généralité de Montpellier. Le rédacteur, rendant compte du poème de Claude Peyrot Les Quatre saisons ou les Géorgiques patoises (1781), écrit: "Il serait à souhaiter que quelque amateur de notre poésie languedocienne voulut entreprendre d’en faire un recueil. Ce serait un cadeau charmant à faire à la nation en général, à nos voisins en particulier et un monument bien satisfaisant à laisser à nos neveux » (4 août 1781). Cet appel en faveur des poètes qui utilisent la langue d’oc répond, comme le remarque le journaliste, aux préoccupations des lecteurs. Ils sont fiers de leurs poètes et mêlent volontiers, comme ces poètes le font dans leurs oeuvres, ce qui est écrit en oc et en oïl. Et de citer Ranchin (auteur d’une traduction des Psaumes en vers français, à la fin du XVII° siècle), Le Sage, Roudil, M. de Rosset, Mme Verdier. Ce point de vue régionaliste apparaît à maintes reprises dans le journal. En 1783, le rédacteur présentant un poème héroï-comique qui va être publié, constate l’abondance des talents: "Il existe, écrit-il, dans notre ville un grand nombre de Poetes, qui diffèrent autant par leurs talents que par leur condition. Les uns également favorisés d’Apollon et du Dieu des richesses, se répandent dans la société du grand monde, y font briller leur esprit, déclament leurs charmantes productions, font chanter leurs Romances à tous les admirateurs et embellissent l’Almanach des Muses; les autres front des sacrifices secrets aux Muses..." (Janvier 1783). Parmi les premiers, Martin de Choisy, auteur d’un recueil intitulé Le Demi Jour (1812); parmi les seconds, de nombreux anonymes dont le Journal de la Généralité publie les vers.   On pourrait voir dans ce parti-pris et cette volonté de rester dans le cadre régional ou même local, une explication à cette absence, que nous avons notée, d’auteurs montpelliérains dans l’histoire de la littérature française. Et peut-être aussi le symbole dans l’aspect extérieur et le visage même de la ville. Derrière des portes cochères plus ou moins ornées que le passant remarque dans les rues étroites du vieux Montpellier, se cachent, au fond des cours intérieures, des escaliers ajourés, des vestibules à colonnade, des façades travaillées. Invisibles et secrètes, ces architectures témoignent pourtant des influences venues du dehors et de l’art classique. Mais elles semblent avoir été jalousement gardées pour ceux-là seuls qui hantaient jadis ces lieux. Ainsi en est-il des oeuvres littéraires.   Ce repli sur soi est, semble-t-il, le phénomène le plus remarquable de l’activité littéraire de notre ville. Nous allons voir comment sous des influences extérieures, soit occitanes, soit françaises, au cours des XVII° et XVIII° siècles, entre Isaac Despuech, dit le Sage (1583-1645) et l’abbé J.-B. Fabre ou Favre (1727-1783), s’élaborent des oeuvres destinées à un public lettré et choisi, qui ne sortent pas, sauf exception, du domaine languedocien voire montpelliérain, contribuant pourtant à maintenir vivante et active la présence de la langue d’oc, qui sous le vocable faux de "patois" garde par elles " la force de l’usage écrit ", comme disent les auteurs de la Nouvelle histoire de la littérature occitane (5).   La plupart des oeuvres, écrites en oc et même en français, ne furent alors connues que par des manuscrits ou des copies manuscrites qui circulaient, ce qui restreignait le domaine de leur diffusion à des cercles étroits et plus au moins fermés. Sans doute les dépenses que pouvaient occasionner les frais d’impression expliquent-elles en partie ce phénomène. Mais on peut cependant trouver l’explication fondamentale dans ce particularisme local, dont nous venons de parler, propre aux auteurs et au public montpelliérains.   

 

La vie et l’oeuvre de celui qu’on appelle le Sage de Montpellier ont été longtemps défigurées au obscurcies par des traditions légendaires. C’est sous le nom de Sage (David au Daniel) que l’oeuvre a été publiée: Les Folies du sieur Le Sage (1636), Las Fouliés dau Sage de Mounpelié (1650), édition reprise en 1725. Même titre en français dans l’édition d’Amsterdam (1700). Le dernier des éditeurs, Aubert des Mesnils, donne l’oeuvre sous le titre français Les Folies de Daniel Sage de Montpellier (1874). Nous savons maintenant que sous ce nom du sieur Le Sage ou Sage, se cache un personnage fort différent de celui qu’a façonné une légende due en partie à une interprétation, discutable d’ailleurs, de son oeuvre. P. Serres, dans l’Abrégé de l’histoire de Montpellier (1719), fait de l’auteur des Folies le fils d’un maître de tripot, une sorte de fou facétieux, parasite des grands qu’il fait rire; joueur, buveur, débauché, déformé physiquement par la maladie, « il alla mourir, écrit-il, misérablement dans un coin de cabaret le jour même où il devait être admis à l’Hôpital public » (p. 33). Après Serres, d’Aigrefeuille dans son Histoire de Montpellier (1739) reprend à son compte ces données biographiques, y ajoutant quelques détails plus précis (6). On a montré depuis – et le premier fut Prosper Falgairolles, dans une communication faite à l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier en 1925 (7) – que l’auteur des Folies est Isaac Despuech, fils d’un prévot de la Monnaie rosale. Il fut baptisé le 1° novembre 1583 par le ministre de l’Eglise réformée de Montpellier. Sage était un surnom servant à distinguer sa famille et qu’i1 a pu utiliser comme pseudonyme en faisant un jeu de mots sur les antonymes sage-fou, sagesse-folie (par exemple Dialogue d’un sage et d’un fol, p. 3, éd. Des Mesnils). Nous le retrouvons, dans les pièces d’archives, à son mariage, le l° février 1605, avec Françoise Descanavier, veuve de Jean de Pluviers, seigneur d’Assas et de Salezon. Il est gratifié sur cet acte du titre d’écuyer. Mariage catholique de ce protestant et qui constituait assurément pour lui une promotion sociale, la famille de sa femme étant d’une authentique et ancienne noblesse. En 1622, après le siège, Isaac Despuech se convertit au catholicisme. Mais, déjà auparavant, il avait été, dans la période troublée qui suivit à Montpellier l’application de l’Edit de Nantes, un de ceux que l’on appelait les "escambarlats", à cheval sur les deux partis et se disant, selon les gens, catholiques ou huguenots. Sa conversion fut donc plus diplomatique que sincère: il en vante d’ailleurs à plusieurs reprises le caractère équivoque.   Christian Anatole pense avec raison, semble-t-il, qu’il fut un libertin. Il suggère même qu’il a pu profiter « des dernières leçons que professa à Montpellier l’humaniste Isaac Casaubon » (8). Ce point de vue en tout cas a le mérite d’éclairer l’oeuvre sous un jour nouveau et d’y découvrir non plus seulement des plaisanteries grossières dans la tradition rabelaisienne, mais l’expression, à peine voilée, d’une pensée irrévérencieuse et ironique. Il est vrai qu’elle prend parfois sous le ton plaisant une certaine force: moqueries sur les abstinences, plaisanteries sur le Carême, allusions malveillantes aux choses de la religion. On comprend que sa conversion ne fut qu’une comédie. Il le dit lui-même dans ses Stances à Monseigneur de Chastillon  "Per pauc que l’armada (dau Rei) se mòstre / Ieu me vòle faire ensenar, Puòi que ieu me sabe senhar, Lou Crèdo, amai lou Pater nòstre".   (Ed. Des Mesnils, p. 109.)   On comprend aussi qu’il éprouvât de la répugnance pour les zélés catarinots qui, avant le siège, firent régner une vraie terreur parmi les catholiques. Isaac Despuech trouva dans ces circonstances l’occasion de sauver un sien ami, le chanoine Gramond. Dans une épître à Monseigneur de Rohan, il le remercie de l’avoir tiré du mauvais pas dans lequel il se trouvait pour avoir accompli cet acte charitable.  Au libertinage de la pensée correspond le libertinage des moeurs et c’est assurément cela qui explique certains traits de sa vie légendaire: le jeu, le vin, les femmes furent la cause de ses dépenses ruineuses et des dissensions qui troublèrent son ménage: "Prodigue, débauché et négligent en affaire", écrit son épouse dans un de ses testaments. Roudil lui fait dire dans le Testament du Sage  Ieu visitavé may lou bourdel que l’autat (...) si ben qu’après avé ma ramillo mengeat, estré en cent milo parts vendut ou engageat, dins lou liech de la mort laguiat me vené mettre.   (Ed. des Mesnils, p. 103.)   Ses subsides peut-être les devait-il à une charge que nous ignorons; sans doute aussi à la dot de sa femme, qu’il dilapida; mais sans doute également à ce que lui rapportaient auprès des grands les vers qu’il leur adressait, vivant à leurs crochets, comme c’était à cette époque le lot de certains poètes. Or c’est justement sous cet aspect que l’on peut voir comment l’oeuvre se rattache à un milieu et à une époque. Dans de nombreuses pièces et les dédicaces qu’il en fit, apparaissent les noms des personnages influents de la société montpelliéraine de ce temps, soit parmi ceux que le pouvoir centrai avait appelés à l’administration de la province au de la ville, soit dans les cercles aristocratiques montpelliérains où se rencontraient les magistrats et les officiers royaux de la noblesse de robe ou de la bourgeoisie. Une édition savante de l’oeuvre devrait mettre en lumière ces personnages dont l’évocation permettrait d’avoir un véritable tableau historique de la vie mondaine et intellectuelle de notre cité. A coté des noms illustres des Rohan, des Chatillon (Gaspard de Coligny, qui était né à Montpellier, en 1584), des Montmorency, de Schomherg, on trouve ceux de personnages du pays: M. de Vallat qui avait épousé une nièce de l’évêque Pierre de Fenouillet, M. de Toiras, sénéchal de Montpellier, le baron de Castries, François de Brignac, sieur de Montarnaud, François de Montlaur, sieur de Murles... On trouve aussi des noms de personnalités de la robe, le trésorier Pierre de Grefeuille, Jeans de Girard, juge de l’ordinaire, le conseiller Soulas, Gaspard Perdrix, avocat à la Cour des Aides, François de Ranchin, chancelier de l’Université de Médecine. Et bien d’autres. Le poète fréquentait donc ces milieux; il avait dans ces personnes des protecteurs ou des amis. Certes, bien des poèmes de circonstances sont marqués par la flatterie, parfois par una familiarité qui nous déconcerte. Mais il est possible, en la regardant sous cet aspect, de voir dans l’oeuvre d’Isaac Despuech, l’expression des préoccupations littéraires et intellectuelles d’un milieu front il assume, pour reprendre l’expression des auteurs de la Nouvelle histoire de la Littérature occitane, « la fonction poétique » (9). Fortement ancrée dans son pays, marquée aussi par les influences venues de son temps, dont l’aspect libertin et le coté baroque ne sont pas les moindres, l’oeuvre présente ainsi un autre et réel intérêt. Sans doute remise dans ce contexte historique, l’oeuvre du "Sage" se révèlerait moins "folle" qu’il n’y paraît. Création d’un tempérament vigoureux, elle peut nous montrer l’importance qu’a pu avoir, au début du XVII° siècle, ce monde nouveau qui formait la société montpelliéraine.

 

En 1650, l’oeuvre d’Isaac Despuech fut rééditée à Montpellier. La tradition veut que ce soit Jacques Roudil qui en ait été le promoteur. Cette édition présente des pièces inédites et, selon l’habitude du temps, Roudil y ajouta un morceau de son cru, le Testament du Sage, ainsi qu’une petite pièce (en vers acrostiches) qui met le poète de Montpellier au-dessus des Provençaux et de Goudoulin lui-même. C’est dire que Roudil se présente comme une sorte de disciple de de l’auteur des Folies. Mais son oeuvre est différente et révèle un talent original. Par sa naissance, son mariage, ses amitiés, l’avocat Jacques Roudil (1612-1689) appartient au monde des gens de robe, qui avait pris alors dans la cité une place importante, monde de bourgeoisie et de petite noblesse mais qui touchait à l’aristocratie du pays et par elle aux grands, à ceux qui, venus de Paris, dirigeaient à différents niveaux la ville ou la province. C’est dans ce milieu que Roudil passa sa vie; c’est pour ces gens qu’il écrivait.  Son oeuvre poétique qui est présentée comme celle d’un « baron de Caravètes », (Obros mescladissos d’un baroun de Caravetos), c’est-à-dire comme authentiquement montpelliéraine (10), s’explique pourtant sous ses différents aspects, précieux ou baroques, galants ou satiriques, mondains ou vulgaires, par les influences du milieu qu’il fréquentait. Il y trouvait matière à sa poésie; il y trouvait son public. On comprend mieux peut-être par là qu’il utilisât pour s’exprimer aussi bien la langue d’oc que le français. Comme pour l’oeuvre du Sage il est possible de retrouver dans les dédicaces et à travers les allusions, ce monde aristocratique et mondain auquel l’oeuvre de Roudil était destinée, dans lequel elle prenait ses racines. On y rencontre le nom de grande personnages, comme le prince de Conti, Henri de Bourbon, due de Verneuil, gouverneur de la province, auquel il a adressé un assez long poème en oc, pour présenter son Dictionnaire patois du langage de Montpellier (11), M. de Bezons, intendant. Ce sont aussi les noms des nobles de la province, le marquis de Castries, M. de Vallat, M. de Girard, les seigneurs de Pignan, Antoine et Gabriel d’Hèbles, M. Antoine de Sarret de Caladon, M. de Ferrar, M. de Montaigne, qui avait épousé une filze du conseiller Brouzet, cousin par alliance du poète. C’est aussi à des dames que Roudil adressait ses vers. Mme de Fabrègues, épouse d’Antoine de Sarret, seigneur de Coussergues et de Fabrègues, recoit un petit poème en francais, Cupidon à Mme de Fabrègues, et un second en oc, développant le même thème, où le burlesque se mêle au précieux. Il consacre un poème, en français, à Mme de Grefeuille, épouse de Louis de Grefeuille, conseiller à la cour: Sur la beauté de la Belle Grefeuille de Nismes (elle était la fille de Francois Janvier de la Faverie, fils d’un conseiller au présidial de celle ville). Parfois utilisant les bruits qui couraient parmi ces gens, Roudil fait des allusions malicieuses aux moeurs et aux personnes. Ainsi un M. de Rignac, qui fut contraint d’aller chercher sa femme "à la limonade" (une guinguette) lui donne prétexte pour faire une satire sur les moeurs dissolues des femmes. Dans une fable satirique, en oc,  il nous fait connaître Françoise de Rosel, épouse du président de La Roche et Mme de la Roche, sa fille, née d’un premier mariage. Proches par l’âge, la marâtre et la belle-fille sont ici présentées comme rivales. La première était célèbre à Montpellier pour sa grande beauté; la seconde avait été courtisée par le prince de Conti.  Bien que né dans la bourgeoisie, Roudil était admis dans l’aristocratie montpelliéraine. Ses rapports avec la famille de Bonnet d’Aumelas, que nous retrouvons dans les poèmes, en fournissent la preuve. Mme d’Aumelas était connue dans le monde des précieux sous le nom Dorinde, si l’on en croit Saumaize, qui cite aussi dans son Dictionnaire des Précieuses (12) Mme de Castries, appelée Corinne, et Mme de la Croix, fille du marquis de Castries, sous le nom de Cléobuline. C’est dans le salon de Mme d’Aumelas qu’il connut Diane, sa fille, qu’il compare à la déesse, dans deux sonnets précieux. C’est dans le château de Saint-Paul d’Aumelas, à quelques lieues de Montpellier, qu’il est reçu en janvier 1661 pour se remettre d’un accès de fièvre quarte. Les poèmes envoyés à Mme d’Aumelas sont en français et en oc. C’est par cette famille, comme on peut le penser, qu’il fut admis dans les salons de la haute société de Montpellier. Lorsque Diane d’Aumelas mourut prématurément, le président de Grille, qui était son amant, se suicida quelques jours après. Ce tragique fait divers eut un grand retentissement, jusque dans la capitale. Roudil écrivit un poème recherché et précieux, les Stances sur la mort de Sésolame d’Aumelas et le Dialogue de Crylis et de Sésolame, qui met en scène les deux amants au royaume des morts. On n’est plus étonné alors de trouver dans les oeuvres du baron de Caravètes, les influences des salons parisiens qui se marquent dans les petits genres à la mode, épigrammes, bouts rimés, sonnets, etc. Ainsi le sonnet en bouts rimés sur la mort du perroquet de Mme du Plessis-Bellière, avec les rimes qui avaient été imposées aux plus connus des poètes précieux de Paris. Un autre sonnet lui donna, à Montpellier, la célébrité: celui qui reprend le thème de la belle matineuse: Rosinde, la femme qu’il aime – et qu’il épousa – fait fuir le soleil lorsqu’elle apparaît dans toute sa beauté. Jeu de salon aussi cette traduction qu’il fit en vers, dans les deux langues, d’une ode d’Horace, proposée au concours et qui, nous dit-il, " fut traduite cet été (1667) en vers et en prose"

C’est à ces influences que se rattachent, non seulement les petites pièces de circonstances mais aussi ce qui lui appartient en propre, ce qui trouve son origine dans sa vie même: les sonnets, odes, stances qui ont trait à ses amours et à ses galanteries de jeunesse. Un long poème intitulé Disputo de Mars et de Cupidon à qué m’aurié se rattache au genre artificiel d’un combat oratoire d’où l’Amour sort vainqueur, Ce sont-là des pièces fortement marquées par la préciosité et qui répondent au goût et aux préoccupations des milieux mondains de la ville.  Mais l’oeuvre de Boudil présente d’autres aspects; le réalisme qui fait tourner parfois l’affété et l’artificiel au burlesque au à la satire. Le satirique ou le moraliste souligne vertement les défauts de son temps: le rôle de l’argent qui donne noblesse, honneurs, importance; celui des femmes dans la fortune de leurs maris complaisants. Certains sonnets sur ces thèmes font penser à Du Bellay ou, dans la littérature occitane, au provençal Bellaud de la Bellaudière. Quelquefois le ton s’élève dans des morceaux plus longs, à la manière d’Horace ou de Boileau, comme Sur la villo nouvelo ou Contro la rasoun de l’home. Il y a aussi ce qui constitue la peinture des milieux ruraux, du monde paysan, qui lui inspirent les ballets et les coqs à l’âne représentés à Pignan (13), les boutades carnavalesques et les fantaisies burlesques traditionnelles. Il y a enfin tout ce qui prolonge l’inspiration d’Isaac Despuech, ces fantaisies gauloises, scatologiques, parfois triviales, un peu rudes par les mots et qui ne devaient pas déplaire à ces magistrats ou grands seigneurs, heureux de se délasser dans un gros rire.  L’oeuvre de Roudil ne fut pas publiée en son temps. Les manuscrits que nous en connaissons se présentent pourtant comme s’ils avaient été ordonnés pour une impression. D’où l’indication burlesque d’un imprimeur: (Las Obros)... imprimados a Cantogril per Janas Buscaliensis. Les fragments qui ont été imprimés ne donnent pas une idée précise de l’oeuvre. L’édition que nous avons établie sur un manuscrit de la Société archéologique de Montpellier, permettra espérons-nous, de faire une étude de cette oeuvre qui est bien représentative de la vie littéraire à Montpellier au milieu du XVII° siècle. Par elle on peut imaginer avec précision les influences du milieu intellectuel de Montpellier sur la production littéraire du texte occitan et du texte français. Elle offre à ce point de vue un grand intérêt pour l’histoire des idées, des modes et des moeurs. Elle est aussi un exemple remarquable de la conscience que pouvait avoir alors un écrivain, doué et cultivé, de la valeur, comme moyen d’expression littéraire, de la langue qu’il employait tous les jours. Un bel exemple de "l’usage écrit de l’occitan" (5).  Sans doute faut-il rattacher aux inf luences de ce milieu qui inspira J. Roudil, un curieux ouvrage qui a pour titre Les Portraits des plus belles dames de Montpellier (1660). L’auteur est un juge de l’ordinaire à Montpellier, Thomas de Rosset. Il n’existe qu’un seul exemplaire connu de ce petit livre qui, semble-t-il, après avoir été imprimé, ne fut pas tiré, 1’auteur ayant renoncé à sa publication alors qu’il soutenait un procès à la suite duquel, accusé de concussion et condamné par contumace, il s’était retiré à Paris (16). Ce recueil se rattache à cette mode de la portraiture à laquelle nous devons, dans la littérature précieuse et les romans de l’époque, les portraits des plus célèbres émules de Mme de Rambouillet. Nous y retrouvons, dépeintes parfois d’une manière un peu indiscrète, les plus belles dames de la société montpelliéraine: la marquise de Castries, la présidente de La Roche, la trésorière de Grefeuille, dont nous avons cité les noms plus haut, la baronne de Murles, la présidente de Mariotte et quelques autres, épouses de conseillers à la Cour. Certaines sont présentées sous leurs noms du pays de Tendre: Cloris, Climène, Alcidie. A travers ces noms c’est bien ce même milieu aristocratique et mondain qui est évoqué, milieu provincial mais qui s’était imprégné des influences et des modes parisiennes, comme le montre l’oeuvre de Roudil. D’autre part, les portraits de Thomas de Rosset se rattachaient par delà la mode à cette tradition séculaire qui a fait de Montpellier une ville célèbre par la beauté de ses femmes.  En remontant quelques années en arrière nous retrouvons autour d’une petite pièce attribuée à Molière Le Ballet des Incompatibles (17) les personnalités montpelliéraines qui jouèrent à coté des acteurs de sa troupe. " L’étude de ce texte serait, comme le dit P. Burlats-Brun (18) fort précieuse et amusante pour une vision complète de la société montpelliéraine de l’époque. " Le fait est qu’il a retrouvé l’identité de ceux qui participèrent à la représentation, à la fin de l’année 1655, sous les auspices du prince de Conti, venu à Montpellier  pour les Etats de Languedoc et qui était logé à l’hôtel de M. Girard, situé sur l’Esplanade à l’emplacement du Musée Fabre. C’est dans une salle de cet hôtel qu’elle fut donnée. P. Burlats-Brun remarque que la société qui formait l’entourage du prince était composée, à coté des officiers qui l’accompagnaient dans ses campagnes, de " magistrats appartenant à d’anciennes familles et, de plus, titulaires de baron-nies des Etats de Languedoc et de leurs parente et alliés haut placés dans la magistrature de la ville " (18). Mais la représentation du Ballet des Incompatibles paraît avoir été une occasion exceptionnelle, suscitée par le prince de Conti et la présence de Molière. Il est pourtant étonnant que des pièces de théatre n’aient pas été écrites ou représentées dans ces milieux où l’on se piquait de littérature. Nous ne pouvons citer sur ce point, en remontant à l’époque d’Isaac Despuech, que Les Amours infortunées de Léandre et d’Heron, tragi-comédie, dédiée à Mgr le Duc d’Allvin par le sieur de La Selve. L’ouvrage fut imprimé à Montpellier chez J. Pech en 1633 (20). Mais nous ne savons rien ni sur l’auteur ni sur l’historique même de la pièce, ni sur les rapports qui existaient entre l’auteur et M. de Schomberg, duc d’Halluin, auquel est adressée la dédicace (21). Rappelons qu’Isaac Despuech et Jacques Roudil écrivirent, lorsqu’il entra à Montpellier camme gouverneur du Languedoc en 1633 – l’année même de la pièce de La Selve – l’un, le Dialogue des Nimphes, qui fut alors représenté, l’autre une ode en vers latins. Il faut attendre 1678 pour entendre parler de représentation théatrale à Montpellier et pour trouver Nicolas Fizes et l’Opéra de Frontignan.  En 1678, à l’occasion de la paix de Nimègue, fut donnée « une représentation théatrale restée dans les fastes de la ville ». D’après Albert Leenhardt, que nous venons de citer, cette représentation eut lieu dans l’hotel de Castries (31 de la rue Saint-Guilhem actuelle) que le cardinal de Bonzi avait fait batir (1646) pour sa sceur, devenue l’épouse du baron, puis marquis de Castries (22). Cette représentation aurait été celle d’un opéra. Elle aurait donné à Nicolas Fizes l’idée d’en composer un en oc sur des airs populaires connus. « Un opéra ou plutôt un vaudeville de sa faqon, destiné au divertis-sement particulier d’une société d’élite, qu’il délectait par san esprit et par son humeur enjouée. )) C’est Léon Gaudin qui établit ainsi la paternité de l’oeuvre connue sous le titre de L’Opéra de Frontignan, qui fut, toujours d’après L. Gaudin, "imprimé à l’insu de l’auteur" (23). 11 y a bien des points obscurs et discutables dans cette assertion, comme l’a dégagé Joan Larzac dans l’édition critique qu’il a donnée (24). Mais ce que nous connaissons de la vie de Nicolas Fizes (25) n’infirme nullement le fait essentiel, la paternité de l’oeuvre.  

Né à Frontignan en 1648, Nicolas Fizes devint, après des études chez les Jésuites à Montpellier, ingénieur aux armées et docteur en droit. En 1682, il fut appelé à enseigner les mathématiques et l’hydrographie, chaire qui dépendait de la Faculté de droit, et chargé d’un cours d’hydrographie dans sa ville natale, ce qui, au cours des ans, provoqua une malheureuse affaire entre le professeur et les consuls frontignanais. En 1678, Fizes, profitant de la faveur dont il jouissait auprès de l’Intendant Daguesseau, écrivit donc cette petite pièce de théatre dont on peut, sans trop d’invraisemblance, admettre qu’elle ait été représentée lors des cérémonies et festivités qui célébrèrent la paix de Nimègue. Elle a, en tout cas, pour nous, le mérite et l’originalité d’être la première qui, écrite en oc, apparaisse dans l’histoire littéraire de Montpellier. Ecrivain scrupuleux – il tient à marquer les caractéristiques de son frontignanais – Fizes apparaît comme un amateur de goût et de talent. Une intrigue simple, qui a recours aux thèmes traditionnels: les obstacles que rencontrent deux amoureux en hutte aux prétentions d’un "vieux ", riche, et d’une "vieille ", roublarde. Ils finissent, comme de bien entendu, par arriver à leurs fins et être heureux, dénouement, que provoque un coup de pierre providentiellement reçu par l’aimable Nicolas qui en profite pour faire jouer la pitié d’une mère hostile. Il est inutile, pensons-nous, de chercher sous ces personnages et dans cette intrigue une histoire réelle et personnelle, ou des allusions, par personnages interposés, à des faits qui se seraient passés dans le milieu aristocratique et mondain pour lequel la pièce fut écrite. Nicolas Fizes a laissé quelques pièces de poésies dont certaines, comme La Fon de Frountignan, obra galoya, 1680, se rattachent à l’histoire locale. La petite histoire littéraire retient aussi sa dispute avec l’abbé Plomet, chanoine et prieur de Sainte-Anne, auteur de noëls. Un sonnet en bouts-rimés montre qu’il avait la dent dure. Il est l’auteur d’un traité d’arithmétique et d’astronomie. Son fils, Antoine Fizes (1690-1765), professeur à 1’Université de Médecine, fut renommé en son temps. Il soigna J.-J. Rousseau. Nicolas Fizes mourut en 1718.    

Celui qui est un des plus remarquables écrivains occitans de cette époque, Jean-Baptiste Castor Favre (26), est né à Sommières en 1727, fils d’un régent des écoles, semble-t-il d’origine nîmoise. Destiné aux ordres dès son enfance, J.-B. Favre fit ses études supérieures en vue de la prêtrise à Montpellier, à la Faculté de théologie, que régentaient et où enseignaient les Jésuites. Ordonné pretre à Nîmes, en 1752, il fut d’abord " secondaire" (vicaire) à Aubais, puis à partir de 1755, il entra dans le diocèse de Montpellier. C’est autour de cette ville que se déroula sa carrière: Vic, Castelnau, Lc Crès, Saint-Michel de Montels – qui était une paroisse rurale de Montpellier – Cournonterral et Celleneuve, où il mourut, curé-prieur, en 1783. Cette énumération des paroisses où il exerça son ministère évoque la figure d’un curé de campagne, sans histoire sinon sans ambition. Pourtant l’abbé Favre devint, dès son séjour à Castelnau, une personnalité reconnue du clergé montpelliérain. Il était bien auprès de son évêque, Renaud de Villeneuve. Il le fut aussi auprès de ses successeurs, Mgr de Durfort, Mgr de Malide. Il fut appelé à la chaire de rhétorique du Collège royal (1762-1763) lorsque les Jésuites furent expulsés. C’est à lui, alors prieur du Crès, qu’on eut recours pour prononcer l’éloge funèbre de Renaud de Villeneuve, dans la chapelle de l’Hôpital Général. Nous avons conservé ses nombreux sermons, dont certains sont dus à des circonstances solennelles. Le peintre Coustou, qui a peint de nombreux portraits d’ecclésiastiques, fit le sien en 1765. Par là il est donc bien Montpelliérain.  L’oeuvre littéraire, occitane et française, de Favre s’explique en partie par les influences reçues des milieux ecclésiastiques et aussi aristocratiques et mondains qu’il fréquenta, en particulier chez le comte et le vicomte de Saint-Priest, qui furent tous deux Intendants de Languedoc et qu’il connut lors de son séjour à Castelnau.  Il avait déjà un assez beau bagage littéraire: une pièce de théatre en oc, l’Opera d’Aubais, dédiée à la marquise et non pas au marquis qu’il ne connut guère et dont il ne fut pas, comme l’ont prétendu les premiers biographes, le bibliothécaire; un petit roman que l’on considère comme le chef-d’oeuvre de la prose occitane de ce temps, l’Historia de Jean l’An-pres. Avec l’adaptation burlesque en vers patois de l’Odyssée d’Homère et le Trésor de Sustancioun, écrits à Castelnau, commence une production variée et abondante, en français et en oc, qui forme les dix volumes d’une série manuscrite intitulée Oeuvres de Saint-Castor, et que l’on retrouve en partie dans les nombreux manuscrits autographes de l’oeuvre occitane envoyés aux Intendants: l’Odyssea travestida, Lou Siège de Cadaroussa, l’Enéida de Celanova, Jan l’an pres, et des poèmes ou des oeuvres en prose française. Rien n’a été publié de son vivant à l’exception d’un petit volume contenant un poème de circonstance et d’apparat, Acidalie ou la fontaine de Montpellier, dédié à Mgr de Saint-Priest qui, en 1765, avait inauguré l’aqueduc des Arceaux. Ce poème est suivi d’une cantate, Le Temps et la Vertu, dédié au même, et d’une fable, Le Torrent et le Ruisseau. Il semble bien que ce fut par l’Intendant que cette oeuvre put voir le jour, éditée deux ans après chez Picot, en 1777. Nous avons trouvé aussi dans un numéro du journal Annonces, Affiches et Avis divers du 1° janvier 1772, des vers pour la bonne année, donnés sans nom d’auteur et qui, d’après les manuscrits, furent envoyés à Mgr de Durfort, alors évêque de Montpellier. Il faut attendre le XIX° siècle pour que l’oeuvre occitane soit répandue par l’imprimé et en quelque sorte popularisée. L’oeuvre française est dans sa plus grande partie inédite. Il y a là matière à réflexion. Sans doute faut-il songer à la dépense, lourde pour un prêtre titulaire de bénéfices peu lucratifs; peut-être aussi à l’absence de toute ambition, l’abbé se contentant de faire plaisir à ses protecteurs et ne cherchant son public que dans le milieu de ceux qui gravitaient autour d’eux.  L’oeuvre française est abondante et diverse, en vers et en prose. Tous les genres à la mode du temps s’y trouvent poèmes héroïques, contes, romans, pamphlets, satires, chansons, petits vers de circonstance, fables philosophiques. Un homme y apparaît, bien de son époque, opposé aux philosophes par sa religion et par sa foi, comme dans la satire intitulée Les Philosophes modernes, où il s’en prend à Voltaire et à Rousseau au encore dans les Réponses aux questions du licencié Zapata où il réfute un ouvrage écrit par Voltaire sur les erreurs de la Bible. Mais aussi un homme partageant leurs idées sur le plan humain et social, comme dans ces fables philosophiques où il s’en prend à la torture, à la peine de mort infligée pour des délits de vol et à la prison pour dettes. On peut encore verser à ce dossier l’adaptation en français moderne d’une traduction faite au XVI° siècle par Jacques Miggrode de l’ouvrage de Barthélémy de las Casas: Tyrannies et cruautés des Espagnols es Indes occidentales. Il appartient bien à ce clergé de second ordre, instruit et lettré, ouvert aux idées généreuses, tel qu’il apparaît dans une lettre envoyée à M. Necker, lors d’un séjour à Montpellier en 1780, "pour les curez du diocèse de Montpellier". En grande partie ces oeuvres répondent à ce que l’on pourrait appeler ses préoccupations sociales, dues à l’influence du milieu aristocratique et de l’Intendant. Elles révèlent quelles en étaient les idées et les matières de discussion. Une chanson écrite pour les Francs Maçons de la loge S.R. ne saurait être un élément décisif pour affirmer qu’il fut lui-même un Franc-maçon, si M. de Saint-Priest, en était un, comme on croit.  On retrouve aussi dans l’oeuvre française les opinions et les goûts littéraires de cette société. Caractéristique à ce point de vue un écrit, mordant et parfois injuste dans le détail, sur le poème du président Rosset paru en 1774. Ce sont les Observations précises sur quelques fautes et négligences dans les expressions, le style et la marche poétique d’un poème en six chants intitulé l’Agriculture. Ce texte, qui se trouve dans les Oeuvres de Saint-Castor, fut recopié deux fois pour l’Intendant. Favre cherchait-il à plaire à M. de Saint-Priest dont il reproduit les idées ? Fut-il chargé de rassembler et de mettre au net les critiques qui avaient pu être formulées dans un salon eu parie-t-il en son nom et attaque-t-il Rosset parce que celui-ci avait eu dans sa ville natale des thuriféraires et des défenseurs un peu trop serviles (4) ? On peut retenir en tout cas les leçons de bon goût et de bon sens qu’il donne et qui d’ailleurs s’accordent en général avec ce que certains pensèrent alors do poème et que nous pouvons facilement de nos jours faire notre. C’est sans doute aussi à l’influence directe de ce milieu que l’on doit un roman exotique – à la mode – Les Visites de Zima, contes arabes, les oeuvres classiques, Amphitrite ou le Pasteur maritime, et le poème épique, Annibal, inachevé. Un recueil de pensées et de maxi-mes à la manière de La Rochefoucauld est peut-être sorti d’un jeu de salon: Favre y excelle avec esprit.  Dans son oeuvre, comme dans celles de Despuech et de Roudil, les noms que proposent les dédicaces nous évoquent, à coté des membres de la famille de Saint-Priest, les personnages importants dans la ville ou la province. Louis Charles de Bourbon, duc d’Aumale, comte d’Eu, gouverneur du Languedoc depuis 1755; M. de Pontécoulant, maréchal de camp, major des gardes du roi. La pièce à lui adressée doit dater de l’époque où le jeune Fabre, neveu de l’abbé, était entré aux gardes du corps. On trouve aussi les noms de M. Deydé, conseiller à la Cour, M. Vassal, Fermier général. A M. de Bon fut envoyé un manuscrit de l’Odyssée travestie. Hors du cadre urbain, on trouve un poème adressé à M. Necker, Directeur général des finances. Nous savons aussi que l’abbé envoya ses Réponses aux questions du licencié Zapata à Mgr. de Beaumont, archevêque de Paris. De nombreuses pièces de circonstances, voeux pour le jour de l’an, demandes d’intervention, sont aussi envoyées et dédiées à Mgr. de Durfort et surtout à Mgr. de Malide. Ces personnages, étrangers à la ville ou représentants de la bourgeoisie et de la noblesse locales, sont tous gens haut placés. Les Lettres au chevalier de Saint-Castor ( 27) que nous avons conservées donnent les noms d’amis familiers, de relations qu’il a eues. Elles nous font connaître aussi combien il était lié aux Saint-Priest, reçu au chateau d’O, obtenant leur protection et leur appui pour la carrière de son neveu, demandant des conseils, faisant intervenir en sa faveur leurs influences.  L’oeuvre française – ce n’est pas un paradoxe – explique l’oeuvre occitane. Au-delà de la figure légendaire du curé bon vivant et qui dans son patois brave l’honnêteté, se plaisant à des facéties, aimant à rire, au-delà de ce qu’une lecture simpliste de l’oeuvre peut laisser croire, il y a l’homme cultivé, l’humaniste, il y a le prêtre ouvert aux idées de son siècle mais rigide sur sa foi. Dans le théatre, dans les vingt-quatre chants de l’Odyssée travestie, dans le Siège de Caderousse, L’Enéide de Celleneuve, dans le roman de Jan l’an pres nous pouvons retrouver un tableau réaliste et parfois un peu dur du monde qu’il connut, les paysans, ses ouailles, mais aussi les membres du clergé, ses confrères, les gens, bourgeois au aristocrates qu’il côtoyait au qu’il fréquentait, les hommes en général dont il savait, par expérience sacerdotale, les défauts, les vices ou les tares. Sous ce point de vue l’oeuvre dite " patoise" présente un intérêt documentaire au même titre qu’un roman réaliste aussi bien quand y sont dépeints directement les hommes ou les moeurs que sous les travestissements burlesques. Vue pessimiste certes mais qui est en somme celle d’un chrétien qui, s’il ne croit pas à la bonté naturelle de l’humanité, croit au pouvoir bienfaisant du rire. Sans doute comme le baron que Jan l’an Pres accompagne sur sa route et auquel il raconte son histoire, les gens pour qui Favre écrivait trouvaient à le lire un divertissement amusant d’où ils pouvaient tirer des leçons. Ils pouvaient y retrouver ce qui forme la substantifique moelle, ses idées et ses opinions sur le monde et la littérature. Tout au long de l’oeuvre apparaissent des thèmes qui sous-tendent le comique: l’argent, l’amour et aussi, thème essentiel, la faim et ce qui l’assouvit, la mangeaille: repas abondants, riches ou pauvres, que nous retrouvons partout, repas de noces du père de Jan l'an pres, festins des héros de l’Odyssée, banquets d’Erysichton, ripailles après le siège de Caderousse. Le Siège de Caderousse est d’ailleurs bâti tout entier sor un fait authentique: la penurie consécutive à l’hiver rigoureux de 1709.On trouve aussi sous ces amusements burlesques les points de vue littéraires de l’abbé. Une assez longue pièce de vers, en français et en oc, la Requête de M. de Saint-Priest pour Homère donne la clé de l’adaptation travestie de l’Odyssée: dans son patois elle est peut-être plus vraie et plus près d’Homère que les belles infidèles des savants traducteurs, que les pâles copies de ses impuissants imitateurs. Et à Ulysse qui vient frapper à la porte du presbytère de Montels, se plaignant d’avoir été trahi par les commentateurs,  "cent cuistres hérissés de savantes fadaises" et dépouillé par les imitateurs, auteurs des Moïse, des Alaric et des Clovis, l’abbé conseille de se vêtir à la patoise et d’aller trouver M. de Saint-Priest qui lui fera bon accueil... Lorsqu’elle fut publiée l’oeuvre "patoise" de Favre suscita de nombreux disciples. On peut parler d’une école poétique de Montpellier, où l’on trouve les frères Rigaud, Brunier, A. Tandon, Martin. Ainsi se poursuit au début du XIX siècle l’influence de Montpellier dans la littérature occitane, avant le Félibrige. L’oeuvre de Favre, plus importante et plus riche que celles d’Isaac Despuech et de Roudil, est donc comme elles à la fois rattachée à son siècle et à son pays. Elle est bien, comme elles, l’expression originale d’un tempérament dans lequel nous retrouvons les qualités d’une race, l’expression du génie d’une langue porteuse des façons qui lui sont propres de penser, de sentir, de vivre. Ce n’est pas le moindre mérite que présentent ces poètes et leurs oeuvres que nous venons d’évoquer, d’avoir su,  dans une ville de province soumise aux influences de Paris, donner par delà les modes et les idées reçues la preuve et de la continuité de la langue d’oc et de la persistance de son esprit, même si cette langue porte les haillons du patois. Et pour nous, il est intéressant de retrouver dans ces oeuvres un reflet et un écho de la vie intellectuelle de notre cité, au cours de ces deux siècles et du raie qu’elle a joué dans l’histoire de notre littérature.  

Marcel BARRAL.   

NOTES   

(1) Edition des Bibliophiles montpelliérains, J. Martel, 1876. Tome I, p. 229.  

(2) J. Proust, L’Encyclopédisme dans le Bas-Languedoc au XVIII' siècle, Montpellier, 1968.  

(3) Amelin dans son Guide du voyageur dans le département de l'Hérault donne sous la rubrique Hommes célèbres nés à Montpellier une liste où l'on trouve les noms des médecins, hommes politiques, peintres. Il ne cite en fait de littérateurs que Brueys, Gariel et d’Aigrefeuille, historiens, Ranchin, Rosset et Roucher, poètes (p. 277).  

(4) Voir notre article La réaction d’un public provincial face à la poésie, 1770-1820. L’exemple de Montpellier, in Oeuvres et Critiques, 1982, p. 45 et sqt.  

(5) Robert Lafont et Christian Anatole, Nouvelle histoire de la littérature occitane, P.U.F., 1970, p. 480.   

(6) Dans le deuxième volume contenant l’histoire ecclésiastique, p. -377.  

(7) Isaac Despuech dit Sage, poète languedocien et sa famille, Nîmes, 1925.   

(8) Isaac Despuech, un libertin, in Annales de l’I.E.O., 4° série,  nº 2, Automne 1966.   

(9) Op. cit., p. 370.   

(10) Ce titre plaisant était pris par les habitants de Montpellier qui étaient nés de parents montpelliérains. Il provient du fait que la ville de Montpellier jouissait du domaine de Caravètes au titre de seigneur. 

(11) Ouvrage perdu. 

(12) Ed. Livet, Bibliothèque elzévirienne, I, p. 66.   

(13) Jacques Roudil possédait à Pignan une maison et des biens qu’il tenait de sa femme, Marie de Fargues, petite-fille d’un viguier de Pignan. Il faisait dans ce village des environs de Montpellier de fréquents séjours. C’est là qu’il mourut le 17 mai 1689 et il y fut enterré dans le cimetière protestant.  

(14) Voir d’Aigrefeuille, op. cit., et oeuvres choisies de J. Roudil présentées par Léon Gaudin in Revue des langues romanes (1870). Tome I, p. 249 et set.  

(15) Oeuvres poétiques languedociennes et françaises (1982) et Suite des oeuvres poétiques languedociennes et françaises (1983), éd. de l'Entente bibliophile, Montpellier, avec introduction et notes par Marcel Barrai. Ces deux volumes présentent l’ensemble des pièces en oc, français et latin du manuscrit de la Société archéologique et deux poèmes – qui ne sont pas dans ce manuscrit – l’un donné par L. Gaudin, l’autre paru dans le journal L’Indépendant du 9 juillet 1846. Le manuscrit que connaissait L. Gaudin contient en plus de ces deux pièces, quelques autres qui sont à ce jour inédites.  

(16) Pour plus de détails voir l’introduction et les notes de l’édition que nous avons donnée de cet ouvrage. Les Portraits des plus belles dames de la ville de Montpellier, Entente Bibliophile, Montpellier, 1985.  

(17) Les Incompatibles, ballet, par Molière, réimpression textuelle et intégrale de l'édition de Montpellier 1655, précédée d’une notice bibliographique par Paul Lacroix, Genève, Gray, 1868.  

(18) Les acteurs du Ballet des incompatibles de Molière, à Montpellier en 1665, in Hommage à Jacques Fabre de Morlhon, 1978, p. 173 et set.  

(19) Ibid., p. 178.   

(20) Petit in-8º, 6 ff. et 72 p. Cet unique exemplaire provient de la vente Taylor. Bibliothèque municipale de Montpellier.   

(21) Ce texte va être publié en 1986 par l’Entente bibliophile, avec introduction et notes par J.-C. Brunon, professeur à l’Université Paul-Valéry, Montpellier III.  

(22) Albert Leenhardt, Quelques résidences des environs de Montpellier (réimpression de 1985), II, p. 29. Avec raison, semble-t-il, vu la date (1646), Jacques Fabre de Morlhon doute que ce soit le cardinal qui ait fait ce cadeau de noces à sa soeur. Voir Regards nouveaux sur le vieux Montpellier (1975), p. 338.   

(23) L’Opera de Frountignan, publié d’après un manuscrit inédit avec une introduction de Léon Gaudin, Montpellier, Félix Seguin; 1873, p. 5.

(24) Dafnis e Alcimadura e l’Operà de Frontinhan. Edicion critica e postfaci de Joan Larzac, 1981.  

(25) Voir notamment Lucien Albagnac, Contribution à l’his-toire de Frontignan (1972), p. 71 et set. Sur l’enseignement de Fizes, voir J.M.F. Faucilhon, La Chaire de Mathématiques et d’hydrographie de Montpellier 1682-1792, Montpellier, Dumas, 1855, et A. Germain, Un professeur de Mathématiques sous Louis XIV, Montpellier, Boehm, 1855.       

(26) L’abbé changea lui-même l’orthographe de son nom de Fabre en Favre et y ajouta une particule: de Saint Castor. Il signe à la fin de sa vie « Favre de Saint Castor ». C’est ainsi qu’il est désigné sur l’acte de décès. Nous gardons donc la forme Favre comme les éditeurs et biographes du XIX‘ siècle. Voir notre thèse, .J.-B. Favre, sa vie, son oeuvre. C.E.O., Université Paul-Valéry, Montpellier, 1971.  

(27) Lettres à son neveu, le chevalier de Saint-Castor (1774-1782), publiées avec introduction, notes et documents inédits par Marcel Barral. Montpellier, Entente bibliophile, 1960.

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