Journées de Larrazet 2014

"...mes raisons de ne pas sombrer dans le pessimisme"

(dicha dau president dau PEN Club de Lenga d'Òc)  

 

 

Comme les autres intervenants je vais d’abord présenter brièvement mon itinéraire. Cet itinéraire n’est bien sûr pas sans incidence sur les propos qui vont suivre. Je développerai ensuite mes raisons de ne pas sombrer dans le pessimisme qui semble d'usage quand on parle d’avenir de la culture d’Oc.

1.      un itinéraire parmi d’autres…

Je suis né au milieu du XXe siècle dans une famille que l’on peut situer dans les « classes moyennes », et qui était à la fois citadine et rurale. L’occitan y était bien présent, dans la bouche du frère de mon grand-père, viticulteur, et de son épouse. C'était donc un bruit familier, mais cet objet non identifié et non commenté n’attirait pas particulièrement ma curiosité. Jusqu’au jour où mon père, qui était un homme d’une immense culture avec lequel nous parlions tous les jours à table de littérature et d’histoire, amena à la maison deux raretés, deux livres en langue d’oc qu'il était tout heureux d'avoir dénichés. C'était : « les chants palustres », de Joseph d’Arbaud, et « les poésies du troubadour Pèire Vidal ». Et il m’en expliquait la portée. Dans sa jeunesse, au cours de la guerre, il avait lu le numéro spécial des « Cahiers du Sud » intitulé « le Génie d’Oc et l’homme méditerranéen », et ce fascicule trônait à une place de choix dans sa riche bibliothèque. Je découvrais brusquement une culture millénaire, bien mystérieuse, étrangement enfouie sous une immense chape de silence. Qu’il y eût là une littérature importante était à l’évidence un tabou profond. Voilà déjà une captivante énigme. Et de surcroît cette culture était donc celle de mon pays. A priori la mienne, faite pour moi… J’avais quatorze ans. Je m’y plongeai avec passion. Et lorsque mon cher grand-oncle Jean Brun qui parlait si magnifiquement cette langue se trouva sur son lit de mort, je réalisai avec stupéfaction qu’il ne disait plus un mot de français. Le vernis de l’école et de la télévision s’en était allé et il n’en subsistait rien. C’était la langue d’oc qui ressortait des profondeurs de son être. A l’instant ultime c’était elle sa langue, le reste, le français appris, n’avait donc été que façade, imposée par les convenances. Devant cette évidence, je me sentais honteux : j’habitais ce pays et je n’étais pourtant pas capable d’en parler la langue. Quelle indignité ! Je ressentais un besoin urgent de me délivrer de cette ignorance qui m’apparaissait soudain intolérable. En fait, en 1970 cela n’était guère difficile. Les professeurs les plus compétents abondaient dans les villages environnants : bergers, agriculteurs, gardians de taureaux. Des quinquagénaires pleins de vie. Je découvrais ainsi, en parallèle, la langue sauvage qu’ils avaient à la bouche, idéalement flexible, et l’immense littérature occultée et pourtant riche de centaines d’auteurs que je lisais avec une véritable ivresse. Un autre monde de pensée et d’émotions s’ouvrait pour moi, et ce monde était mien, il me suffisait de le reconquérir.

C’est alors que j’allai frapper, timide et frémissant d’enthousiasme, aux portes qui allaient me faire entrer de plain-pied dans cet « empire de la langue ». Il y eut le tout d’abord Félibrige, avec un homme délicieux incarnant à lui seul le vieux Montpellier, Joseph Ricome. Et puis l’Occitanisme, dont soudain on parlait dans les médias, et qui devenait de plus en plus la cible des plumes vitriolées d’un certain nombre de commentateurs bien-pensants... Je dévorais les publications, j’écoutais les disques de la « nouvelle chanson ». Et j’envoyai des textes à la revue « Oc » dirigée par Ismaël Girard, qui m’accueillit chaleureusement pour participer l’aventure de cette revue fondée en 1923. Quelques années plus tard, intronisé par Max Rouquette qui avait remarqué mes premiers textes, j’eus le bonheur d’être introduit dans le comité de cette revue, en compagnie des grands auteurs occitans du XXe siècle que les récents soubresauts de l’histoire de l’occitanisme avaient mis provisoirement sur la touche. C’est aux réunions de « Oc » que je pus ainsi côtoyer régulièrement René Nelli, Bernard Manciet, et Félix Castan…

Il y avait là, je le découvris vite, une école d’exigence extrême : pour ces aînés, la littérature occitane n’avait pas le droit, moins encore que toute autre, d’être médiocre. Il fallait viser l’excellence, sans concessions. Et je me mêlais à l’aventure singulière d’une langue d’écriture riche de sa magie et de sa liberté, qui dressait en face du français ambiant un espace très différent, où la sensibilité et l’émotion pouvaient s’épanouir bien plus intensément que dans la langue officielle corsetée de convenances et de rationalité. Car ces aînés, depuis des décennies, s’étaient appliqués à faire de ce vénérable idiome retombé à l’état sauvage, de ce jardin en friche, une langue moderne de son siècle, qui n’avait plus rien à envier à toutes les autres. Et qui, de surcroît, éclatait de jeunesse et de force, ce qui la rendait bien attrayante.

Cette aventure se poursuivait. Après 1981, l’effondrement de l’occitanisme politique nous confinait à nouveau, en apparence, dans le silence et la confidentialité. Nous n’intéressions plus du tout les médias, et pourtant de grandes œuvres paraissaient, malgré les difficultés de tous ordres. Et surtout les outils pédagogiques se forgeaient et s’affinaient, des cercles occitans se répandaient sur tout le territoire, discrets foyers de survie et de reconquête de la langue. Nous arrivâmes ainsi au moment terrifiant où l’on nous avait prédit que l’occitan devait nécessairement être englouti à jamais, au seuil du XXIe siècle. Les efforts multiséculaires visant à son éradication aboutissaient enfin au résultat voulu : il n’y avait plus de transmission spontanée, familiale, de cette langue. Etait-ce la fin ?

Visiblement non. Des générations nouvelles s’alarmaient de ce bien qui était le leur et dont elles se sentaient spoliées : il y eut plus de 30000 manifestants dans les rues de Toulouse en 2012, majoritairement âgés de moins de 30 ans. Brandissant la bannière symbolique des comtes Raymond, celle de cette ancienne civilisation cruellement écrasée il y a déjà huit siècles…

Ainsi cette culture millénaire, contre tout pronostic raisonnable, avait-elle traversé le trou noir dans lequel était programmé son anéantissement. Elle était toujours là, toute neuve, étincelante.

2.      Une culture du monde parmi les autres, dans la fraternité du PEN International.

J’allais me trouver alors précipité sans trop l’avoir prévu dans une nouvelle aventure surprenante : il y avait eu une section de Langue d’Oc du PEN International, association des écrivains du monde pour la fraternité des cultures et leur enrichissement mutuel. Elle avait été fondée en 1962 et s’était par la suite endormie lors de la grande éclipse des années 1981-2000. Mais le frémissement nouveau que connaissait l’occitanisme culturel poussa un groupe d’écrivains à vouloir la réveiller. Nous nous trouvâmes quelques dizaines à Montpellier en 2008 et, de façon inattendue, on me demanda de présider ce groupe. Sans doute parce que j’étais en dehors des diverses factions, à même de rassembler des tendances très diverses. Ce que j’essayai de faire.

Et nous nous retrouvâmes ainsi en 2011, après quelques péripéties, réintégrés dans la fraternité des écrivains du monde, parmi les 144 « centres » PEN. Une culture parmi les autres, ni plus ni moins. Pas une culture au rabais, comme on s’acharne à le croire encore en France. Symbole fort  notre présence visible et active au sein du PEN permet d’affirmer haut et vigoureusement que la Langue d’Oc n’est pas une « langue régionale » (nouvel avatar du concept infamant de « patois ») mais l’une des langues du monde.

Cette aventure du PEN nous amena en fait à découvrir quatre réalités importantes.

Tout d’abord, pour un Occitan accoutumé au regard méprisant et sarcastique qui prévaut en France, il est absolument ahurissant de voir à quel point tant de fins lettrés et de personnes cultivées du monde entier considèrent que la culture d’Oc est une des grandes cultures du monde, qui a apporté avec les troubadours puis avec la renaissance mistralienne un humanisme et un jaillissement de nouveauté qui n’a rien perdu de sa fraîcheur. Alors même qu’en France le mot de troubadour est sensé désigner un ennuyeux guitariste qui endort son auditoire… Les troubadours, et le « miracle Provençal » que Mistral suscita au XIXe siècle, sont ainsi deux grands moments de la littérature universelle qui ont porté au monde de grands textes par centaines, riches de valeurs humanistes qui parlent intensément à l’homme du XXIe siècle. Et pourtant en France il serait impossible d’employer les mots enthousiastes de nos amis étrangers pour parler de notre culture sans susciter de grands éclats de rire, tant est ancré ce présupposé que celle-ci ne peut par son essence même n’être que fort médiocre, insignifiante.

Autre découverte, assez effrayante celle-là, c’est que la plupart des lettrés étrangers pensent que, malgré ce passé prestigieux, admiré et respecté, notre culture s’est ensuite éteinte. L’existence de grands auteurs au XXe siècle et de leurs continuateurs actifs au XXIe siècle est à peu près inconnue. Notre retour au PEN,  et la candidature très remarquée d’une de nos jeunes prosatrices de moins de trente ans (Maelle Dupon) à un des prix internationaux qu’elle manqua de fort peu de remporter, sont une surprise qui enchante nos amis des autres Centres. Car, visitant le Sud de la France, un observateur de passage ne décèle pratiquement aucun indice de l’existence encore actuelle de cette langue et de sa culture. Tout pousse à croire qu’elle n’existe plus, si jamais elle a un jour existé …

Dès notre réintroduction dans cette prestigieuse famille qu’est le PEN, nous avons pu être partie prenante de deux grands projets : le Manifeste de Girone des Droits Linguistiques, un document très fort1, et la mise en place d’une fraternité des écrivains du pourtour de la Méditerranée dont l’acte de naissance sera scellé en 2015 à Narbonne sous le patronage de nos Troubadours et de leurs descendants directs, dans le cadre du Comité des Ecrivains pour la Paix du PEN…

3.      Nous devons être conscients de nos atouts.

Comment définirions-nous la situation actuelle de la culture d’Oc ? Je pense que les Occitans doivent d’abord se libérer de leur tendance au défaitisme et à l’autodénigrement, tradition excessivement française, qui n’est certes pas un des aspects les plus enviables de l’art de vivre dans la patrie de Voltaire. Si les Occitans veulent se « décoloniser », comme le conceptualisèrent C. Camproux dans les années 30 puis R. Lafont dans les années 1960-70, c’est en priorité de ce défaut là qu’ils doivent vraiment s’affranchir !

En effet, notre situation extrêmement singulière n’est pas sans points forts.

Tout d’abord, il s’agit absolument d’une « expérience limite » selon le mot de Félix Castan. C’est une aventure culturelle sans équivalent qui interroge les observateurs étrangers. Pour citer à nouveau Castan, on peut y voir une « bouleversante révélation sur le devant de la scène historique ». En effet, il n’y a là rien moins que la démonstration qu’il est excessivement difficile de tuer une langue lorsqu’elle est porteuse d’une culture. Culture populaire, incarnée dans un art de vivre, et bien sûr culture écrite, qui fixe la langue… On croit ainsi l’avoir définitivement extirpée et elle renaît encore, comme le chiendent, « l’èrba d’agram » dont parle Jean Boudou dans un poème… Cette singularité intrigue les observateurs à l’heure où l’on s’interroge sur les moyens de préserver la diversité linguistique. On parle de cinq à six mille langues promises à une extinction très prochaine. Sur ce nombre moins de deux cents, selon Claude Hagège, sont porteuses d’une littérature, et d’une culture en devenir. Visiblement ce dernier point favorise une résistance plus grande, et c’est pourquoi la particularité que représente notre survie dans un environnement si défavorable attire les regards2.

De surcroît la langue qui poursuit son existence en tant qu’outil de culture et d’écriture dans ce contexte vraiment spécial est un outil très original qui se différencie des langues véhiculaires portées par un appareil d’état et un système scolaire uniformisant. Les écrivains, au fil des siècles, ont ainsi développé leur instrument de pensée en tension d’opposition avec la langue officielle, se différenciant de sa rationalité froide et se libérant des inhibitions de pensée et des contraintes de bienséance qu’elle impose. Ils en ont fait un espace de liberté où l’on peut expérimenter autrement « le maniement charnel des idées » (Castan)3. Comme l’a également écrit, malicieusement, René Nelli « l’Occitanie c’est l’hérésie »…

Une autre étrangeté de l’Occitan est d’avoir ainsi fonctionné de façon non totalement uniformisée, constituant un ensemble unique mais non unifié, riche de grandes diversités, dans une sorte de complémentarité organique extrêmement féconde pour la pensée. Ce que n’aurait pas permis une langue étatique strictement normée. Jean Boudou avait trouvé une belle comparaison pour cela. Il comparait la langue à un miroir, et ce miroir pouvait être de deux sortes : le miroir large (lo miralh larg) et le miroir éclaté en menus fragments (lo miralh a tròces), ce dernier étant la langue morcelée en sous-unités cloisonnées.

Ainsi, depuis qu’elle s’est déplacée dans un rôle de contre-culture, c’est-à-dire au moins depuis le XVIe siècle, notre littérature dit autre chose que la langue officielle, passionnément, et avec de nombreuses réussites tout à fait remarquables. Et cette trajectoire se poursuit sans affaiblissement au XXIe siècle…

Il faudrait citer d’autres points forts, l’inventaire n’a rien d’exhaustif. En particulier une riche culture musicale s’est développée au cours du dernier quart de siècle, réinvestissant tout un patrimoine populaire, avec de nombreuses réussites qui touchent un large public. Autre point d’ancrage fort.

Enfin, phénomène annoncé par les chanteurs engagés des années 1970, mais qui mit bien du temps à se concrétiser, « la vergonha es abolida », la honte est abolie. Les Occitans n’ont plus honte de parler leur langage, il devient au contraire un sujet de fierté. Tout n’est pas gagné de ce côté-là mais des pans importants de ce terrible mur qui poussait les locuteurs de cette langue à la dissimuler comme une infamie se sont bel et bien écroulés.

 

5.      Il nous faut combattre trois hydres mortifères !

Les quelques points forts énumérés plus hauts ne pèseront pas beaucoup dans la balance si l’on ne s’ingénie pas à déconstruire plusieurs machines infernales à l’œuvre, j’en vois au moins trois.

A.    Tout d’abord guérir de ce que Castan dénommait la « névrose du néant provincial ».

La Capitale qui est tout et la périphérie, dite « province », qui n’est rien. Vieille étrangeté française. Absurde, néfaste, mais indéracinable… Félix Castan (encore lui) avait finement analysé cette véritable névrose collective qui mine la société française : il y voyait à l’œuvre « le refoulement actif d’un fait culturel puissant qui a apporté à la culture universelle des étincelles décisives ». Autrement dit, le centralisme français tel qu’il fonctionne a pour corollaire l’impossibilité qu’il puisse exister une autre culture importante, différente, occupant un tiers de la superficie du pays. Ce refoulement est très puissamment ancré dans l’inconscient de tous les « méridionaux », qu’ils se disent ou non Occitans. Il entraîne un automatisme de minorisation active de la langue et de la culture d’Oc… alors que celles-ci sont à considérer comme une des langues et cultures du monde, parmi d’autres, et de surcroît non des plus négligeables ! La langue d’Oc n’est pas du tout une « langue régionale ». Ce nouveau vocable que l’on substitue à « patois », bien que d’allure plus respectueuse, est en fait tout aussi infamant. L’Occitan est une des langues qui appartiennent au patrimoine de l’humanité, ni plus ni moins.

Pour Félix Castan, l’Occitanisme, en dehors de sa légitimité propre, avait ainsi, au niveau de la France entière, la mission de contribuer à la résolution de cette « névrose du néant provincial ». 4

 

B.     Tordre le cou aux fantasmes idiots et toujours récurrents.

Il y aurait là aussi une longue liste d’âneries qu’il faudrait lister et dont il faudrait pouvoir marteler sans relâche l’ineptie jusqu’à ce qu’elles soient vraiment effacées des consciences. Vaste projet, car on nous les ressort en boucle depuis que Jasmin et Mistral ont pris la parole, soit presque deux-cents ans, de façon répétitive et ininterrompue, comme une litanie d’incantations.

Enumérons-en un certain nombre pêle-mêle, mais il importerait de les inventorier et de les disséquer tous soigneusement pour en montrer l’absurdité.

Par exemple il est courant d’entendre dire que pour défendre le Français contre l’Anglais il faut nécessairement éradiquer l’Occitan, qui serait lui aussi une menace pour le Français. Extraordinaire logique sacrificielle digne des sociétés les plus archaïques : en réponse à l’attaque (bien réelle) d’un adversaire plus puissant, il faudrait donc se garder d’affronter cet adversaire, mais choisir au contraire une innocente victime plus faible, sans défense, et la détruire…

Qu’étudier l’Occitan c’est s’enfermer dans un ghetto localiste et passéiste. Alors qu’il constitue un portail remarquable sur l’ensemble des langues romanes et donc sur la culture universelle.

Que l’occitan ça ne sert à rien. Car penser, ressentir, vivre, dans une langue faite pour nous, et communiquer dans d’autres langues romanes comme s’il s’agissait de la notre, tout cela n’est pas très utile, n’est-ce pas ?

Que l’Occitan n’a jamais existé et a été inventé par de dangereux conspirateurs anti-français dans le seul but de détruire la nation. Je dirai un mot plus bas de la réponse radicale à ce délire que l’on peut trouver dans l’œuvre de Félix Castan.

Que l’Occitan est discrédité à jamais car ses tenants sont tous des communistes ou des gauchistes (on disait cela après 1968) ou alors tous des pétainistes (c’est, semble-t-il, le nouveau son de cloches). Curieux basculement de l’accusation, mais on sait bien que « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ». En réalité au cours de la IIe guerre mondiale, les Occitans ont représenté le même éventail d’opinions que l’ensemble de la société dans laquelle ils se trouvaient, et au-delà des opinions affichées à une époque donnée, on n'a pas répertorié d’engagement criminel à dénoncer. De sorte que l'on pourrait, en poussant un tel raisonnement jusqu'à ses conséquences logiques, penser que d’autres langues qui ont été parlées par des régimes totalitaires devraient être elles aussi condamnées au discrédit. On tremble alors pour le Français qui a été la langue du régime de Vichy et a, lui, été utilisé par d’authentiques criminels de guerre !

Idées nébuleuses sur la définition de la langue. « L’occitan je l’ai entendu parler, car ma grand-mère le parlait. Donc l’occitan c’était la langue de ma grand-mère, exclusivement, et celui des intellectuels actuels ne lui ressemble pas beaucoup, ce n’est pas la même langue, mais un sabir recréé tout à fait artificiel, une falsification ». En réalité il y a là deux facettes d’une même langue, qui sont complémentaires : celle qu’ont précieusement transmis jusqu‘au XXe siècle les générations de locuteurs spontanés, et puis la langue écrite savante qui n’a cessé de fonctionner depuis mille ans ! Les deux doivent être également défendues et fonctionner dans une enrichissante symbiose !

Dans le même esprit « On ne se comprend pas d’un village à l’autre et c’est là l’état immuable de cette langue et il ne peut pas changer. », ce qui aboutit in fine au fameux : « Il y a plusieurs langues d’Oc » (stratégie du « massacre à la tronçonneuse » : l’agresseur découpe sa victime en tranches). En fait le fonctionnement de sociétés rurales cloisonnées en communautés refermées sur elles-mêmes aboutissait à une différenciation des parlers de proche en proche, signes de reconnaissance d’un groupe humain. Une connaissance très superficielle de l’un de ces parlers peut laisser penser qu’il est difficile de communiquer avec le village voisin. En fait il n’en est rien et derrière la façade de différenciation qui est une sorte de carte d’identité géographique, on retrouve une langue générale dans laquelle l’intercompréhension est excellente, pour peu que l’on ait de la langue une pratique approfondie. Les « poilus » occitanophones de 1914 en avaient fait l’expérience et l’ont rapportée bien souvent !

 

C.     Combattre les luttes fratricides

malheureusement presque inhérentes à l’Occitanie ! Les batailles décisives de la Croisade Albigeoise en sont une illustration dramatique… et le « tout à l’ego » (pour parler comme Eric Fraj) refleurit encore et toujours.

Le choc Rouquette-Lafont des années 70 représente le dernier épisode majeur de ce type, et il a foudroyé l’occitanisme politique à l'orée des années 80. La thèse de Sandra Ritson5 l’analyse sans concessions. Il faut en tirer les leçons. Malheureusement certains indices laissent entrevoir de nouveaux enjeux de pouvoir et donc de luttes du même type à l’orée du XXIe siècle. Il est absolument vital de les prévenir et les désamorcer.

 

Conclusion

Je n’ai pas parlé de l’Occitanisme politique. Ce n’est pas le moins du monde parce que je le considérerais comme dépourvu de légitimité ou de crédibilité. Je pense au contraire qu’il y a là une démarche tout à fait estimable. Bien d’autres discours « politiques » beaucoup moins respectables ont pignon sur rue et s’étalent dans les média. L’occitanisme politique a ses lettres de noblesse, la pensée riche des Camproux, Fontan, Lafont, et de leurs enfants spirituels est un vaste ensemble tout à fait intéressant et a le droit d’être pris en considération, exprimé et défendu.

Cependant l’œuvre théorique de Félix Castan nous aide à comprendre que l’occitanisme politique n’est pas la condition sine qua non d’une action occitaniste. En ce sens le grand montalbanais dans la radicalité de son choix uniquement culturel nous parle de façon très actuelle.

La revendication occitane peut être politique, bien sûr, mais elle peut aussi s’affirmer en toute clarté comme une revendication uniquement culturelle. La langue d’Oc peut être défendue sans qu’on l’associe à une revendication politique spécifique. Il s’agit simplement de la défense d’une langue, de sa littérature, et de tout l’univers de pensée qu’elles englobent et font fructifier.

Ceci est très important à affirmer car cela coupe l’herbe sous les pieds des dénonciateurs véhéments qui cherchent à accréditer que l’occitanisme n’est qu’une sournoise conspiration visant à détruire la France. Il suffit de lire l’œuvre de Félix Castan pour y découvrir exactement l’inverse. Pour Félix, l’existence de cette importante contre-culture est un germe précieux de reviviscence culturelle de l’ensemble du territoire, car elle ouvre la voie à une autre manière de penser la France, en dehors de l’opposition stérilisante « centralisme / provincialisme ».

En fait le véritable enjeu « politique » au sens platonicien du mot me semble le suivant. Notre culture fait partie des 200 qu’on peut (et qu’on doit) sauver sur cette planète6. Sa situation est vraiment gravissime mais la surprenante résistance qu’elle oppose à cette longue et implacable œuvre d’annihilation est un fait qui interroge les observateurs et semble traduire une vitalité vraiment inattendue.

Nous possédons aujourd’hui cet outil intact et en état de marche forgé par nos aînés. La langue d’Oc populaire et savante, riche et subtile, sauvage, indomptable, prodigieux instrument, sous employé. Qui ne demande qu’à servir. Elle est là. Elle a traversé le trou noir annoncé, et ne s’y est pas désintégrée. Elle en a rejailli frémissante de vie, et d’envie de vivre. Suspendue au bord d’un abîme mais intacte, puissante.

Il faut augmenter sa visibilité et son audibilité sur son territoire, ce qui n’est pas si aisé car les résistances sont fortes, faisant souvent appel à l’anathème.

Notre combat n’est pas isolé, ce n’est pas un repliement localiste et passéiste, il s’inscrit dans la lutte pour la diversité linguistique, un enjeu de civilisation mondiale.

Tout est possible.

 

JF Brun

 

NOTES

 

1Version française. Ce texte a été traduit dans une cinquantaine de langues. Les standards qu’il préconise sont loin d’être respectés dans beaucoup de pays, et en particulier en France… Le PEN International l’utilise activement pour promouvoir la diversité linguistique. Le PEN occitan a participé à son élaboration finale à Girone en 2011.

 MANIFESTE DE GIRONA SUR LES DROITS LINGUISTIQUES

 PEN International rassemble les écrivains du monde. Il y a quinze ans, la Déclaration Universelle des Droits Linguistiques a été rendue publique à Barcelona par le Comité de la Traduction et des Droits Linguistiques du PEN International. Aujourd’hui, ce même Comité, réuni à Girona, approuve un Manifeste affirmant les dix principes fondamentaux de cette Déclaration Universelle.

 1. La diversité linguistique est un héritage universel qui doit être valorisé et protégé.

 2. Le respect de toutes les langues et de toutes les cultures est fondamental à la construction et au maintien du dialogue et de la paix dans le monde.

 3. Tous les individus apprennent à parler au cœur d’une communauté qui leur donne la vie, la langue, la culture et l’identité.

 4. Les différentes langues et les différentes façons de parler ne sont pas seulement des moyens de communication; ce sont aussi le milieu dans lequel les humains grandissent et les cultures sont construites.

 5. Chaque communauté linguistique a le droit d’utiliser sa langue comme langue officielle dans son territoire.

 6. L’instruction scolaire doit contribuer à améliorer le prestige de la langue parlée par la communauté linguistique du territoire.

 7. Il est souhaitable pour les citoyens d’avoir une connaissance générale de langues différentes, parce que cela favorise l’empathie et l’ouverture intellectuelle, tout en contribuant à la connaissance plus profonde de leur propre langue.

 8. La traduction de textes, surtout les grandes œuvres des différentes cultures, représente un élément très important dans le processus nécessaire à une meilleure compréhension et un plus grand respect entre les êtres humains.

 9. Les médias sont un porte-voix privilégié pour développer et atteindre la diversité linguistique, ainsi que pour augmenter son prestige avec compétence et rigueur.

 10. Le droit d’utiliser et de protéger sa propre langue doit être reconnu par les Nations-Unies comme l’un des droits humains fondamentaux.

   

2 « Les poètes occitanistes de ce siècle n’en finissent pas de proclamer tous azimuts, toutes esthétiques épanouies, qu’une langue ne porte en elle que des raisons de prospérer, de conquérir des espaces nouveaux de la sensibilité et de la culture. Raisons endogènes. De dehors vient la mort d’une langue, mais jamais d’une infirmité interne … » (Félix Castan, « Hétérodoxies » p 259.

 3 Citons à nouveau Castan (in : Hétérodoxies » p 155) : « En occitan, le langage vif, énergique et naturel, a un son plus fort dans sa brièveté parce qu’il ne participe d’aucun poncif, d’aucune casuistique convenue. C’est le lieu de la sincérité la plus hardie. La procédure langagière n’est contrainte par acun académisme naissant. »

 4 « l’Occitanisme a pour fonction de libérer les sources de l’action culturelle amassées sous des montagnes d’oubli [..]et de guérir la nation de ce fantasme pathologique […] qui ronge [l’esprit], ce pur fantasme obsidional et obsessionnel qui s’appelle province » (F Castan 1971)

 5 Ritson, Sandra Elizabeth (2006) Political occitanism 1974 - 2000 : exploring the marginalisation of an ethnoregionalist movement. Doctoral thesis, Northumbria University.

 6 Idéalement il faudrait en sauver bien davantage. Depuis qu’il est bien établi que le langage précède et charpente la pensée, la diversité linguistique apparaît à l’évidence comme au moins aussi précieuse à conserver que la diversité biologique.

"Crear una lenga e una literatura : agachs crosats entre l’esperantisme e l’occitanisme », a la Chaux de Fond [la Châlx, en Arpitan]; (Soïssa), 6-8 d’Agost de 2014

PEN-CLUB DE LENGA D’OC :  PER DUBRIR LO TALH : dicha inaugurala de Rotland Pecout  per l'acamp de Decembre 2008. 

Rendut compte dels acamps

Rendut compte dels taulièrs